Une étude publiée par l'Insitut Montaigne sur les migrations scientifiques entre la France et les USA dégage d'intéressantes mises en perspective.
De plus en plus de savants quittent la France pour les États-Unis, ce qui ravive la crainte d’une fuite des cerveaux, selon une étude publiée ce mois-ci.
Le rapport de l’Institut Montaigne, un groupe de recherche en vue dans la capitale, montre que le pourcentage d’émigrés français aux U.S.A. constitué de savants est bien plus grand aujourd’hui qu’il y a trente ans. Selon ce document, les savants ne représentaient que 8% des migrants sur la période 1971-1980, alors qu’ils sont 27% sur la décennie 1996-2006.
« L’accélération de l’émigration scientifique vers les U.S.A. est un phénomène récent qui nous inquiète » dit ce document intitulé « Partis pour de bon ? Les expatriés de l’enseignement supérieur français aux États-Unis. »
Sur les 2745 citoyens français qui ont obtenu un doctorat aux États-Unis entre 1985 et 2008, 70% s’y sont installés, d’après cette étude. La proportion de scientifiques français qui quittent la France pour les États-Unis reste modeste mais l’exode s’est plus accéléré en France que chez nos voisins européens ces dernières années. Comme cet exode touche en priorité les étudiants à haut potentiel, il pourrait à terme nuire à l’économie française. Car si on peut se réjouir que la France participe à la mondialisation de la recherche, mesure-t-on les bénéfices qu’elle en retire ? Et prend-on l’exacte mesure des conséquences de ce phénomène sur la recherche et sur l’industrie future ?
Les scientifiques qui sont partis sont doués, ce sont également les plus prolixes en termes de publications et les mieux intégrés à la communauté internationale, constate le rapport qui s’est penché sur le cas de centaines de chercheurs et professeurs français qui ont fait leurs études dans les universités ou les grandes écoles de France telles que l’École Normale Supérieure ou l’École Polytechnique. Il est manifeste que les universités américaines permettent aux chercheurs de mieux se mettre en valeur ; elles leur offrent un meilleur environnement de travail.
« De l’extérieur, on a le sentiment que les scientifiques français sont un peu marginalisés, comme s’ils n’étaient pas très intégrés au reste de la société et devaient toujours justifier du bien-fondé de leur activité », déclare Emmanuel Candès, professeur de mathématiques appliquées et de statistiques à l’université de Stanford. Aux États-Unis, le savoir et les découvertes des chercheurs irriguent l’industrie et la société. Ils contribuent en outre au débat d’idées et à l’élaboration des politiques publiques.
Plusieurs des meilleurs biologistes et économistes français se trouvent maintenant aux États-Unis. Une étude de 2007 de l’École des Mines s’est intéressée au cas des 100 meilleurs économistes du monde et aux travaux qu’ils ont publiés entre 1990 et 2000 : quatre des six grands chercheurs français en économie ont quitté la France pour les États-Unis.
« La biologie et l’économie ne sont pas des disciplines reconnues en France » déclare Thomas Philippon, un économiste qui enseigne à la New York University Stern School of Business depuis 2003. « Mais le problème vient aussi du fait que le marché du travail français ne valorise pas les thésards qui ont fait un Ph.D. »
L’étude de l’Institut Montaigne conclue que, pour les plus doués des étudiants français en économie, les études aux U.S.A. sont un passage obligé vers le doctorat.
Deux des économistes français les plus connus enseignent au Massachussets Intitute of Technology et y ont obtenu leur doctorat. L’un d’eux, Olivier Blanchard, est également l’économiste en chef du Fonds Monétaire International. L’autre, Esther Duflo, a reçu le prix John Bates Clark en 2010, une des plus prestigieuses récompenses en sciences économiques ; elle a été primée à l’âge de 29 ans, faisant d’elle la plus jeune récipiendaire de son université.
La tendance à l’émigration est plus récente parmi les biologistes français, mais leur nombre augmente de manière significative. « La biologie est une discipline soumise à une compétition aiguë » déclare Gérard Karsenty, professeur de génétique et de développement à la Columbia University de New York. « La notion de compétition, l’acceptation de la compétition sont plus en phase avec la culture américaine qu’elles le sont avec la culture française ou latine. »
La fuite des cerveaux français s’observe aussi dans d’autres domaines. En matière musicale, par exemple, force est de constater que les compositeurs sont rares, l’offre de formation est étriquée et les postes à pourvoir bien difficiles à trouver. « Nous sommes en train de tuer la musique contemporaine en France » dit un compositeur anonyme qui a participé à l’étude.
Plusieurs des savants français qui travaillent aux États-Unis déclarent que leur décision de quitter leur pays était largement motivée par l’attrait du système américain « où les universités sont plus grandes, plus riches et moins rigides qu’en France » dit Thomas Philippon, le professeur de l’Université de New York.
M. Karsenty explique que la formation scientifique des biologistes aux U.S.A. prépare aux dures réalités de la discipline, qui est un domaine de solitude et de compétition : « En biologie, un doctorant américain apprend la solitude, l’indépendance, et surtout la compétition. Les étudiants français semblent ignorer que la science est intrinsèquement compétitive, et que l’objectif est d’être le meilleur. » Un étudiant américain doit apprendre à se débrouiller seul, à s’affranchir du fonctionnariat. Il participe financièrement à ses travaux, emprunte, prend des risques : autant de sujets tabous en France.
En France, où l’on se targue volontiers d’une meilleure qualité de vie pour justifier un refus de la compétition et de la mise en concurrence, on n’a plus les moyens de retenir les chercheurs. Le style de vie n’y suffit plus : les sciences isolent et désocialisent parce que la société française s’y intéresse peu, les universités françaises ne font pas grand-chose pour mettre leurs chercheurs en valeur, et elles ne leur offrent que des conditions de travail médiocres.
« La liberté dont bénéficient les chercheurs en France n’a pas de prix, » déclare Rava da Silveira, physicien qui enseigne les neurosciences à l’École Normale Supérieure et qui collabore avec des chercheurs de Princeton, Harvard et Stanford, « mais elle s’accompagne d’un incroyable gâchis de talents. Les gens n’échangent que rarement leurs idées au sein de discussions plus ou moins informelles, il y a peu d’esprit d’équipe et de consultations, en particulier entre les facultés et les étudiants. » Et Rava da Silveira constate que ses revenus ont baissé des deux tiers quand il a décidé de rentrer en France après neuf années aux U.S.A.
Comme beaucoup d’autres chercheurs, il se plaint des rigidités du système de l’enseignement supérieur, du manque de financements, d’infrastructure et d’assistance administrative, qui ont selon lui empêché les talents scientifiques de développer leurs potentiels en France.
Pierre André Chiappori, professeur d’économie à Columbia, le modèle universitaire américain est unique, et ses établissements sont des havres de savoirs comme on n’en trouve pas en France. « S’il est vrai que les États-Unis attirent quelques-uns des meilleurs chercheurs de France, il est également vrai qu’ils ont beaucoup progressé aux États-Unis. »
Enfin, il est manifeste que les meilleurs salaires que les chercheurs obtiennent outre-Atlantique sont un facteur clé d’émigration. Au même titre que la plus grande facilité de publication et qu’une meilleure intégration à la société, le salaire est une marque forte de reconnaissance de leur utilité.
Les limites du système
Pour autant, et au-delà des différences de perception du rôle du chercheur au sein de la société, le système universitaire américain n’est peut-être pas la panacée, quoi qu’en pensent les Américains.
La pression productiviste crée une atmosphère violente où la course à la publication, les rythmes très tendus et l’inévitable compétition entre les personnes ont des effets pervers.
La course à la publication ou à la renommée rédactionnelle pousse parfois à préférer les sujets à la mode par rapport aux travaux de fond. Le besoin impérieux de publier, au risque de se faire renvoyer en absence de publications scientifiques, amène à privilégier ce qui favorise la promotion personnelle au détriment, parfois, de l’intérêt scientifique lui-même.
La nécessité de se faire financer par un système de bourses oblige à annoncer à l’avance les résultats escomptés et la date à laquelle ils seront disponibles. Les organismes d’octroi des bourses, tels que la National Science Foundation ou le National Institute of Health, hésitent à s’engager sur des projets dépassant la durée normale des études, c’est-à-dire deux à quatre ans. Cela amène à privilégier le court terme par rapport à la recherche de fond, dont les bénéfices peuvent ne se manifester que des années plus tard. Et la crainte de n’avoir pas terminé au moment où la bourse prend fin n’est pas pour rien dans le stress que s’imposent les étudiants – ce qui les prépare peut-être à leur vie future, mais passons.
Un autre travers des universités américaines est leur américano-centrisme, favorisé par la prédominance idiomatique. À part en histoire où il existe une véritable « école américaine » reconnue dans le monde entier, les Américains ne s’intéressent que peu aux cultures et aux écoles étrangères. Le cas est patent en composition musicale et en sciences sociales, pour lesquelles le foisonnement culturel vient d’Europe. La préférence avérée pour ce qui est américain est parfois synonyme de fermeture intellectuelle, ce qui n'est guère productif à long terme, malgré la prétention productiviste à court terme du système.
Liens :
Article corrigé le 12 avril 2011
(merci à la personne qui m'a signalé les erreurs)